En effet, depuis l’acquisition par la Ville en 1994 de la bastide du Jas de Bouffan puis de la ferme attenante en 2017, un travail d’ampleur mobilise depuis plusieurs décennies toutes les composantes culturelles, scientifiques, économiques et sociales de la Ville et du Territoire afin de réhabiliter l’œuvre de Cezanne dans sa ville natale et le patrimoine qui lui est lié.
Dans quelques jours, l’année Cezanne va s’ouvrir par une exposition-évènement au musée Granet d’Aix-en-Provence du 28 juin au 12 octobre sur le thème de ses 40 années de travail dans sa bastide familiale du Jas de Bouffan, que son père acquiert en 1859, et dans laquelle Cezanne a peint ses plus grands chefs-d’œuvre. Cette exposition du musée Granet va montrer de manière inédite plus de 130 œuvres venues du monde entier peintes par l’artiste dans sa bastide familiale et aux alentours...
Mais la bastide du Jas de Bouffan est aussi le lieu au sein duquel il a peint, dès ses années de jeunesse, des oeuvres importantes à même les murs du grand salon de la bastide. La plupart de ses oeuvres sont aujourd’hui conservées dans les plus grands musées du monde ou en collection particulière.
En février 2023 à la suite des sondages effectués lors de sa restauration, un fragment d’une oeuvre de 5 à 6 m² a été mis au jour. Celui-ci représente une entrée de port dont les visiteurs pourront voir un pan entier lors de l’ouverture du lieu progressivement restauré le 28 juin. Cette première découverte avait été célébrée aussi bien en France que dans le monde entier. Elle a bouleversé les certitudes et ouvert la voie à de nouvelles recherches
passionnantes, interrogeant ainsi ce que les spécialistes croyaient être les débuts artistiques du jeune Cezanne alors âgé d’une vingtaine d’années...
Ainsi, forte de cette découverte considérable, Sophie Joissains, maire d’Aix-en-Provence, en lien avec les plus éminents spécialistes du peintre et les meilleurs scientifiques, ont pris la décision d’accentuer dès l’été 2023 le travail de sondage des murs de la bastide et d’aller le plus loin possible dans les investigations.
En effet, un nouveau décor a été découvert : il est composé d’un médaillon central surmontant l’alcôve du grand salon de la bastide du Jas de Bouffan, lui-même rehaussé de polychromies spectaculaires de grande taille peintes sur les gypseries.
Ce décor inédit, dont les couleurs et motifs rappellent les panneaux des « Quatre Saisons » peints juste en dessous, confirme enfin l’unité artistique de ce grand salon, et témoigne du projet décoratif de Cezanne. « Nous sommes face à un décor palatial de grande ampleur » comme le souligne Sophie Joissains, Maire d’Aix-en-Provence.
Face à l’importance de cette nouvelle découverte, l’entreprise Sinopia pour les décors, et Bouvier pour les gypseries, sous la maîtrise d’oeuvre d’Archigem, architectes du patrimoine, ont effectué en amont, un important travail de datation des oeuvres découvertes et dégagé la cohérence technique et artistique de ce nouveau décor, en lien avec l’histoire du lieu et la stylistique de Cezanne à l’époque où il a réalisé ces décors et peintures.
Les études scientifiques de datation des pigments et des différentes couches picturales ou vernis, en lien avec les historiens de l’art, confirment l’attribution à Cezanne de ces nouvelles découvertes.
La bastide du Jas de Bouffan, en cours de restauration et ouverte à tous à partir du 28 juin, ayant appartenu à la famille Cezanne pendant 40 ans, apparaît aujourd’hui plus que jamais comme un espace éminemment cezannien dans lequel l’oeuvre du père de l’art moderne s’incarne sur les murs, comme dans son parc de 5 ha qui fut pour lui une source d’inspiration majeure.
S’ajoute, dans la ferme attenante à la bastide, l’implantation du centre cezannien de recherche et de documentation (CCRD), ouvert aux chercheurs du monde entier, en lien avec la Société Paul Cezanne, seule habilitée à l’authentification des oeuvres de Paul Cezanne.
Pour poursuivre les investigations, le maire d’Aix-en-Provence, Sophie Joissains annonce : « J’ai décidé de créer un comité scientifique pluridisciplinaire, réunissant restaurateurs, conservateurs du patrimoine, historiens de l’art et représentants de la Société Paul Cezanne, afin de documenter ces découvertes, d’accompagner les recherches futures, et d’éclairer les nouveaux dégagements afin de poursuivre avec la rigueur scientifique indispensable ce chantier patrimonial qui fera date.
Par ailleurs, je tiens à exprimer ma plus grande gratitude à l’entreprise CMA – CGM, mécène majeur de la restauration du grand salon. Leur engagement auprès de la ville d’Aix-en-Provence illustre le rôle précieux des mécènes dans la sauvegarde et la transmission de notre patrimoine commun aux générations futures.
Je remercie également toutes les équipes mobilisées - restaurateurs, chercheurs, conservateurs, agents de la Ville et partenaires scientifiques – pour leur expertise, leur travail exemplaire et leur passion partagée ».
Plus qu’un site restauré, c’est donc un lieu de mémoire vivante et de création qui s’ouvrira au public le 28 juin prochain.
LA BASTIDE DU JAS DE BOUFFAN : UN LIEU DE VIE ET DE CRÉATION
Demeure familiale des Cezanne pendant 40 ans (1859–1899), la bastide du Jas de Bouffan est un lieu majeur dans la création du peintre. Entourée autrefois de 15 hectares de vignes et de vergers, elle est pour le « Père de l’art moderne » autant un atelier en plein air, qu’un lieu de résidence et de création. Elle donne à comprendre l’homme et son oeuvre dans ses caractéristiques et sa relation au territoire. Toutes les étapes de l’évolution artistique de Paul Cezanne se sont déroulées en ces murs.
En 1859, le père de Cezanne achète la bastide et permet à son fils de peindre dans ce lieu. C’est dans le « Grand Salon » que l’artiste va rapidement prendre possession des murs. Ses oeuvres de jeunesse, 9 grands panneaux muraux, ont été directement peints sur les plâtres. La bastide se révèle comme étant le berceau et l’inspiration première de ses créations.
Paul Cezanne s’inspire de la bastide elle-même, des bâtiments d’exploitation agricole ou encore des nombreux motifs du parc.
Des paysans et ouvriers travaillant sur le domaine servent de modèles dans les compositions des Joueurs de Cartes. Dernière preuve de l’importance de ce site, c’est ici, à l’extrémité du parc au-dessus de la voie ferrée, que le peintre a posé son chevalet pour représenter pour la première fois la montagne Sainte-Victoire.
En 1881, le père de Cezanne fait construire pour son fils un nouvel atelier sous les toits où il réalisera plusieurs de ses chefs-d’oeuvre, aujourd’hui visibles dans les plus grands musées du monde. Nombre de ces oeuvres seront présentées au musée Granet d’Aix-en-Provence pendant l’exposition « Cezanne au Jas de Bouffan ».
POUR ALLER PLUS LOIN D’UN POINT DE VUE SCIENTIFIQUE
- L’analyse du pigment bleu donne une date certaine qui ne peut être antérieure à 1831.
- De manière consensuelle, il est admis que la bastide n’est plus occupée depuis au moins une vingtaine d’années avant qu’elle soit achetée par Louis Auguste Cezanne (15 septembre 1859). Qui ferait alors des travaux entre 1831 et 1859 dans une maison délaissée ?
- Les informations matérielles, preuves irréfutables, indiquent formellement que le 15 septembre 1859, le grand salon se présente comme suit : sol en tomettes (comme dans les réduits derrière l’alcôve) très dégradé, élévations badigeonnées en ocre jaune y compris l’alcôve, grands panneaux entre les fenêtres et, de part et d’autre de la cheminée des enduits en plâtre très fin sans finition colorée (probablement habillés de tentures, cuirs ou autres papiers à l’origine - mais probablement déposés ou en très mauvais état), plafond XVIIIème polychrome (brun, ocre, bleu-vert, jaune, beige) peint à la détrempe avec une mise en place très soignée. C’est ce dernier qu’on est en train de redécouvrir et c’est cet état que découvre Paul Cezanne dans la bastide achetée par son père.
- Le médaillon est peint directement sur la couche XVIIIème du médaillon.
- Les rehauts colorés sur les guirlandes en gypserie (avec des ajouts de végétaux peints) sont contemporains du bleu du plafond (toujours après 1831…).
- La mise en oeuvre, les matériaux, les vernis sont tout à fait semblables à ce que l’on voit sur les guirlandes de gypseries et les faux bois.
- Les faux bois sont parfois sur et parfois sous les bordures des panneaux de décors, ce qui indique que ces éléments sont contemporains et réalisés en même temps.
- Les faux-bois sont peints sur des enduits de soubassement qui ont été refaits, très probablement en même temps que le remplacement des tomettes du grand salon par un parquet. L’inoccupation pluridécennale et l’humidité avaient sans doute laissé un sol et des soubassements particulièrement dégradés dans le grand salon (Granel, après 1899, met encore en place des dispositifs pour éviter l’humidité des murs, Corsy finit par les habiller par un soubassement en bois - du vrai cette fois…). Le plancher est daté de façon certaine par une inscription gravée dans le plâtre sur un des plots qui le porte : 1861 ! Ces travaux sont réalisés par la famille Cezanne.
SUR LE PLAN ICONOGRAPHIQUE ET STYLISTIQUE
- Il est des analogies incontestables entre la gypserie XVIIIème mise en couleur après 1831 et les figures de l’Été et du Printemps peintes dans l’alcôve, le tout séparé de moins de 2,5 m…
- Le traitement du ciel dans le médaillon et dans les saisons est constitué des mêmes teintes et de dégradés strictement identiques. Y voir des mains différentes semble très difficile.
- Sur ses panneaux, Cezanne reproduit des oeuvres classiques et baroques. Il a un « morceau de XVIIIème » monochrome sous les yeux. Il semble évident qu’il ait eu une envie irrépressible d’y exercer ses pinceaux ! Il peint le plafond de l’alcôve et ses guirlandes florales. Ces travaux et leur finesse nécessitent une installation correcte. Il est donc installé à hauteur, sur des tréteaux d’échafaudages ou autres. L’occasion est trop bonne avec ce médaillon !
ET QUELQUES RARES (TROP RARES) ARCHIVES
En juin 1860, Zola est déjà à Paris et Cezanne encore à Aix (qu’il n’a jamais quitté à cette date). Il lui écrit : « Dans ce café, […] (à Vitry, ndlr) je remarquai en entrant des peintures qui me frappèrent. C’étaient de grands panneaux comme tu veux en peindre chez toi, peints sur toile, représentant des fêtes de village ; mais un chic, un coup de pinceau si sûr, une entente si parfaite de l’effet à distance, que je demeurai ébahi. Jamais je n’avais vu de telles choses dans un café, même parisien. » (Lettre de Zola à Cezanne, Paris, 13 juin 1860).
Puis en septembre suivant : « Buvez et riez, mes bons amis. J’ai tant de choses à vous dire, à vous demander : mes projets, les vôtres. J’ai tant de choses à voir : les panneaux de Paul, la moustache de Baille. » (Lettre de Zola à Baille, Paris, 21 septembre 1860).
Dommage que ne soit pas connues, pour l’heure, d’archives dans lesquelles Cezanne évoque son projet à Zola. Ce dernier sait pourtant le souhait du peintre naissant pour le grand salon, alors qu’il a quitté Aix en février 1858, avant même l’achat du Jas par Louis Auguste, Jas qu’il ne connait donc pas.
Il est également tout à fait possible que Cezanne, à la tête de ce projet, se soit adjoint l’aide de ses amis décorateurs de théâtre, amis de l’École de dessin pour réaliser ce décor complet dans le Grand Salon. Des recherches sont désormais à entreprendre pour analyser ces éléments dans les écrits et les échanges de ces amis de l’époque !
Par exemple, un Raineri qu’il croise à l’école de dessin est d’une famille de peintre en bâtiment qui a pignon sur rue depuis un moment à Aix. Mais il doit y en avoir d’autres…
Une lettre de Cezanne adressée à Joseph Huot datée du 4 juin 1861 depuis Paris où il est arrivé le 22 avril 1861 (premier voyage hors d’Aix par lequel il retrouve Zola), se conclut comme ça :
« Comme mes regrets seraient superflus, je ne te dirais pas que je regrette de ne pas t’avoir avec moi pour voir tout ça ensemble, mais, que diable ! c’est ainsi.
Monsieur Villevieille, chez qui je travaille tous les jours, te souhaite mille agréables choses, ainsi que
l’ami Bourck que je vois de temps en temps. Chaillan te salue très cordialement. Salut à Solari, à Félicien, à Rambert, à Lelé, à Fortis. Mille bombes à tous. Je n’en finirais [pas] si je voulais tous les nommer ; informe-moi,
si tu le peux, du résultat du tirage au sort quant à tous ceux des amis. Mille respects de ma part à tes parents ; à toi, courage, bon vermouth, pas trop d’ennui et au revoir.
Adieu, cher Huot, ton ami.
Paul Cezanne
P.-S. - Tu as le bonjour de Combes avec qui je viens de souper. Villevieille vient de faire l’esquisse d’un tableau monstre de taille, 14 pieds de haut, personnages de deux mètres et plus. »
Raimbault, conservateur du musée Arbaud, écrit un article sur les amis que cite Cezanne dans cette lettre. La destinée des aixois me semble intéressante et dit quelque chose d’une possible proximité avec le décor peint :
Victor François Combe (1837-1876) : « M. Maisonneuve a conservé deux panneaux provenant du Café d’Apollon que Combes avait décoré ainsi que le Café Sauvaire. »
Lelé : « qui, chez Jausseran, borna ses ambitions à peindre - habilement d’ailleurs - le faux bois. »
Félicien Jausseran ; « que Cezanne n’appelle jamais que Félicien,. Élève de l’École de Dessin de 1858 à 1871, il y fut le condisciple de Cezanne et, en 1864, créa l’atelier de peinture et décoration que dirige aujourd’hui M. Maisonneuve et chez qui se faisaient les décors du théâtre municipal auxquels Joseph Huot travailla parfois. »
Il est possible que certains camarades et amis de Paul Cezanne aient contribué à la réalisation des décors du grand salon. Bien qu’aucune preuve formelle ne permette de l’affirmer, aucun élément ne permet non plus de l’exclure. Cette hypothèse reste donc tout à fait crédible, d’autant plus que ce type de travaux décoratifs est généralement effectué en équipe. Par ailleurs, la majorité des décors du grand salon ont été réalisés entre septembre 1859 - date de l’achat du Jas - et septembre 1860. On sait, par une lettre de Zola datant de septembre 1861, qu’il souhaitait voir les panneaux peints par Paul. Quant aux soubassements, réalisés en même temps que le parquet, ils dateraient d’avril 1861, moment qui coïncide avec le départ de Cezanne pour Paris.